Le concert (de
rock) ne commence jamais ; les plus longs morceaux, entre leur annonce
et les applaudissements qui le clôturent, ne durent que la resonance
d'une note. "This is called Heroin" suffit à déclencher
parfois un tonnerre d'applaudissements totalement improbables en début
de morceau vis à vis d'un public (du moins pour le concert
de 66) majoritairement non familier avec la musique du groupe. La
détermination du public ne decroît pas le concert avançant
et il n'a de cesse d'exprimer plus ou moins bruyamment sa satisfaction.
Ici il ne se passe rien de ce que ce même public attend et reçoit,
on peut cependant écouter ses humeurs ainsi que celles du groupe,
dans les limites de ce que chacun peut / veut bien faire entendre
: les tics d'annonce, les blagues texanes de Lou Reed, les incessants
solos-préchauffages à bas volume de Sterling Morrison,
l'anglais titubant de Nico, les réactions identiques de publics
différents, etc...
Le fait que le Velvet ait été un groupe de scène
très efficace augmente l'intérêt (et donc la diffusion)
que l'on peut porter à leurs bootlegs, ultimes preuves d'une
énergie par définition éphémère
et dont la forme n'est pas renouvelable. C'est un medium conçu
par et pour les fans de rock, une attitude documentaire (parfois commerciale)
d'une certaine manière illégale mais poursuivant pourtant
la logique de subversion souterraine de certains des groupes qu'elle
concerne directement. Elle reste en tous cas la plupart du temps invisible
et imprévisible par les musiciens, à l'opposé
de l'enregistrement live officiel. Il s'agit pour les bootlegs d'une
trace, d'une marque temporelle qui témoigne de la tentative
de capture / appropriation d'un moment jugé important par son
enregistreur et/ou l'auditeur du bootleg (l'un est souvent l'autre
également). Capturer est la volonté principale qui préside
à tout enregistrement, mais dans un cadre de musique rock,
la capture peut s'opérer de la scéne comme de la salle
sans que l'autre partie soit forcément prévenue, ni
même s'en aperçoive à un moment ou un autre. Tout
le monde à intérêt à cacher son micro :
le groupe pour préserver l'authenticité des réactions
de son public, les bootleggers pour la même raison en sens inverse
(et éviter la confiscation de l'appareil, voire pire).
Le relatif amateurisme des fans agit sur l'enregistrement et l'édition
pirate de la même manière que le professionnalisme des
techniciens sur les lives officiels, il marque et individualise ces
témoignages sonores. A contrario si la technique accomplie
des professionnels est au service de desideratas particuliers (qui
émanent des musiciens, du producteur ou de l'ingénieur)
et manifeste une certaine efficacité dans la réalisation
de ceux-ci, l'amateur sait très bien qu'il n'atteindra pas
cette efficacité technique pour son enregistrement. S'il n'obtient
pas une qualité sonore de premier choix, il n'empêche
qu'il enregistre une musique unique (du moins sensée l'être
d'où l'interdiction dans certains cas), il duplique et tente
de sauvegarder en temps réel l'instant qu'il vit. La satisfaction
en sortant de la salle est double, il a vu et entendu un concert qu'il
va pouvoir réentendre et associer aux moments qu'il a vecu
dans la salle.
Même s'il n'a qu'une carte postale un peu jaunie, c'est un témoignage
personnel et des points clés qui distinguent cet enregistrement
des autres réalisés dans des conditions similaires.
Souvent c'est entre les morceaux que l'on trouve ces instants de communication
particuliers, discrets, quelquefois maladroits, qui offrent au spectateur,
en plus de la vue, la parole, parfois le dialogue, choses qui sont
absentes du disque qu'il a écouté chez lui. Certains
bootlegs sont célèbres pour "leurs" versions
de telle ou telle chanson, d'autres pour des traces d'événements
inattendus, comiques, bizarres et symptomatiques de la mentalité
du groupe ou du moins de l'image qu'il en donne ("If it's too
loud, move back..." - Valleydale Ballroom), de l'entente ou mésentente
entre les membres et plus généralement de moments de
vie commune, formatés par l'espace scénique mais propres
au microcosme d'une formation rock singulière.
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